Morante-Moravia: Elsa ou l’amour totalitaire
Elsa ou l’amour totalitaire
Elsa Morante, auteure de « La Storia », un roman qui a connu une résonance mondiale, a tant aimé puis épousé Alberto Moravia, un géant de la littérature italienne et européenne. Une romance faite de hauts et de bas entre deux créateurs dont la conception de l’amour n’était pas la même. Presque totalitaire chez Elsa et plutôt prudente chez Alberto.
En France, le xxe siècle est dans le domaine culturel, le siècle des couples mythiques. Johnny et Sylvie (musique), Robert / Sonia Delaunay (arts plastiques), Sartre / Simone de Beauvoir (Philosophie) Elsa Triolet et Louis Aragon (poésie) et tan d’autres…
En Italie, un couple de romanciers a marqué de façon indélébile la littérature du siècle dernier : Elsa Morante et Alberto Moravia. En dehors de leur commune passion pour la littérature, rien ne les rapproche réellement. Et pourtant, c’est le couple littéraire par excellence.
Commençons par leur origine sociale. La famille d’Alberto Moravia est bourgeoise. Celle d’Elsa Morante modeste : ses deux parents sont instituteurs. Officiellement Elsa Morante est la fille de son père Augusto Morante. Mais la réalité est trouble. Elsa a deux pères. Le père biologique est un blond sicilien, postier de son Etat. Il a été choisi avec la bénédiction d’Augusto Morante que d’aucuns disaient impuissant ; d’autres homosexuel. D’ailleurs, c’est Augusto Morante lui-même, qui ramenait à la maison les étalons. Etalons que Madame Irma, née Poggiobonzi, enfermée dans la chambre avec le postulant, soupesait, essayait, jaugeait jusqu’au jour où elle choisit Francesco Lo Monaco, le géniteur d’Elsa et de ses frères et sœurs.
Dans un premier temps, Francesco Lo Monaco est présenté aux enfants comme un oncle, puis lassée de ce mensonge, Irma Morante réunit un soir ses enfants et lâche la bombe. Commence alors pour Augusto Morante une saison en enfer au sein de la famille «Augusto Morante, comme l’écrit Jean- Noël Schifano, devint le triste auguste de la famille, l’empereur couronné de cornes de la huitième colline, l’objet du mépris de la mère, de la répulsion des enfants : on le relégua au sous- sol, ce « père » dérisoire, il n’avait pas droit à la table commune, toute réunion familiale lui était interdite».
Le caractère fort d’Elsa
Elsa Morante a hérité de sa mère ce caractère volontaire avec les hommes. La rencontre avec Alberto Moravia se fit autour des années 30, plus précisément en 1937. Une fois présentée à l’écrivain romain, elle glissa discrètement, au moment de partir, la clef de son appartement dans la poche de Moravia. C’est le début d’une idylle mémorable. A l’avènement du Duce Mussolini, Moravia, à cause de ses origines juives, est victime de persécutions. Elsa Morante, est elle aussi juive, par sa mère. Mais celle qui bien que laïque fit par prudence administrer à ses enfants les sacrements catholiques et leur demanda de ne jamais révéler à autrui leur origine. C’est ainsi, que pendant le règne de Mussolini, Elsa Morante servira de rempart à Moravia.
Compétition et disputes mémorables
A la fin de la guerre les relations se distendent. En partie à cause de leurs caractères opposés. Morante est orgueilleuse, compétitive, ne vivant que dans l’émulation ; Moravia est un gentleman, habitué des salons et des cercles littéraires, dont les romans sont adaptés par des cinéastes célèbres (Jean-Luc Godard, Vittorio De Sica, etc). Morante est sauvage. Elle ne donne aucune interview, se tue à la tâche. Car elle a une revanche à prendre sur son enfance pauvre et ses origines troubles. Très vite, elle s’impose comme une romancière incontournable des Lettres italiennes.
Et sans aucune pudeur, elle avoue à Moravia, qu’elle est la meilleure. Ce qui rend la cohabitation difficile, d’autant plus qu’Elsa Morante n’est pas douée pour la gestion de la routine quotidienne. «Nous nous disputions continuellement, on pouvait parfois, témoigne Moravia, nous entendre nous engueuler depuis le restaurant Piazza del popolo en dessous de chez nous. Nos disputes nous avaient rendus célèbres dans le milieu des artistes et des intellectuels, que nous fréquentions.»
Les disputes sont tellement violentes que Moravia dira à l’écrivain Alain Elkann: « Certains jours j’ai eu envie de la tuer. Non pas de la quitter. Ce qui aurait été une solution raisonnable, mais de la tuer, parce que notre relation était tellement étroite, tellement complexe et dans le fond tellement vivante, que le crime me semblait plus facile que la séparation ».
Là réside le mystère de ce couple. Lui ne jurait que par Dostoïevski ; elle avait trois maîtres : Kafka, Stendhal et Rimbaud. Elsa Morante avait pour Rimbaud une passion, à la limite de l’envoûtement au point de posséder un portrait de lui portant la dédicace : « Pour Elsa, Arthur ». Or, on sait bien qu’elle ne l’a jamais connu. Telle était Elsa Morante. Est véridique à ses yeux, ce qu’elle pense véridique. Tout était mensonge mais tout était vérité.
Alberto aimait Elsa “mais n’en était pas amoureux”
En cela, elle était totalement romancière, tout en étant totalitaire dans sa relation à Moravia, qui a très tôt su trouver des garde-fous pour ne pas perdre la tête. D’où cet autre aveu étonnant: « Je n’ai jamais été amoureux d’Elsa, dira-t-il, Je l’ai aimée, cela oui, mais je ne suis jamais parvenu à perdre la tête : je n’ai jamais été amoureux. Elle l’a toujours su, et cela fût sans doute la raison principale des difficultés de notre relation. »
Moravia voit Juste. Pour une femme si entière comme Elsa, qui n’aimait que les moments exceptionnels de l’existence, cette conception de l’amour ne LUchno satisfait pas. Elle décide de prendre des amants. Des amants, souvent homosexuels. D’abord, un peintre américain, Bill Morrow, puis le cinéaste italien Luchino Visconti.
Pour cette dernière idylle, elle organise sa journée ainsi. Le jour, elle est chez le cinéaste, le soir elle rentre au domicile du romancier à qui, elle raconte souvent les détails de son quotidien chez le réalisateur du magnifique « Le crépuscule des dieux ». Mais la relation avec Visconti ne fera pas long feu. Elsa Morante sombre dans la dépression au moment de la séparation. De son côté, Moravia, quitte le foyer conjugal et commence une nouvelle vie avec la romancière Dacia Maraini. Le 6 Avril 1983, Elsa Morante, qui séjourne depuis plusieurs années à la clinique, à la suite des opérations chirurgicales plus ou moins réussies, tente un suicide. Elle décède trois ans plus tard. A sa mort, Moravia, qui entre temps s’est séparé de Dacia Mariani, épouse sa nouvelle compagne la dramaturge Carmen Llera. Sept ans plus tard il rejoint dans l’au-delà Elsa Morante, dont il ne s’était jamais séparé en pensées.
Boniface Mongo- Mboussa
Auteur prolifique, romans, nouvelles, essais et pièces de théâtre, Moravia a frappé les esprits notamment avec « Le Mépris », « La désobéissance » ou « L’ennui ». De son côté, Elsa Morante est connue surtout pour son troisième roman « La Storia » primé en Italie comme le furent les deux premiers « Amours et sortilèges » et « L’île d’Arturo »
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