Maryse Condé, un puissant désir d’humanité
Maryse Condé est décédée dans la nuit du 1er au 2 avril 2024 à l’âge de 90 ans. La Guadeloupéenne restera à jamais comme l’une des plus influentes romancières et essayistes de sa génération. Pour lui rendre hommage, nous publions ci-dessous un long entretien qu’elle avait accordé en janvier 1996 à Le magazine la Lettre des Musiques et des Arts Africains que votre serviteur avait fondé et dirigé entre 1993 et 1999.
La Guadeloupéenne avait annoncé dès 1986 l’émergence de la civilisation des Caraïbes et avec elle une nouvelle littérature. L’auteur de l’interview, notre collaborateur de l’époque, Luigi, Elongui, écrivait dans le portrait qu’il en a dressé : “Les observations de la romancière autour de la”différence carïbéenne” et du dépassement de la politique occidentale nous aident tous à surmonter les impasses logiques et faire avancer les discussions et la pratique.Ici il n’est pas question de la beauté, qui, par miracle, survit aux charniers ambiants, mais d’un désir d’humanité.C’est aux peuples du Sud de le réaliser quand, las de démissionner dans un monde qui n’est pas le leur, ils décideront de se prendre en charge dans le seul des mondes possibles : celui qu’ils bâtiront en parfaite harmonie avec leurs histoires, leurs civilisations et leurs environnements“.
L’engagement de cette femme puissante ne s’est jamais démenti. Jusqu’à son dernier souffle. Elle mérite de la littérature antillaise, africaine, caraibéenne, française et mondiale. En 70 ans de créativité, elle a été journaliste, romancière, essayiste, dramaturge, enseignante universitaire en France et aus Etats-Unis etc.
Ses oeuvres sont multiples : 30 essais et pièces de théâtre, 19 romans etc. Sans compter les prix littéraires et les récompenses diverses. De son premier roman , Heremakhonone, écrit au Ghana en 1964 au dernier L’Évangile du nouveau monde paru en 2021., c’est une vie débordante d’imagination et de réflexion qu’à vécue la native de Pointe -à-Pitre. Qui a aussi parcouru le monde. Au revoir Grande Dame ! Fayçal CHEHAT
La Lettre des Musiques et des arts africains: Maryse Condé, l’ensemble caribéen, et notamment la Martinique et la Guadeloupe, sont à l’heure actuelle traversés par une remarquable effervescence culturelle qui se manifeste dans tous les domaines de de l’expression: théâtre, musique, littérature, cinéma. Pourriez-vous présenter les traits essentiels de la culture antillaise à nos lectrices et lecteurs ?
Maryse Condé: une culture ne se définit pas, une culture est quelque chose qui se vit.Les gens qui définissent une culture sont ceux qui l’étudient ou qui écrivent ds livres autour d’elle. Vous me demander de “faire un discours” sur “la culture antillaise “, mais je suis convaincue que les Antillais qui sont chez eux – et qui savanr qui sont les Antillais – ils se vivent en tant que tels et ils ne sont peut-être pas tout à fait capables de faire un discours pour arriver à une définition globale de leur culture.Il y a donc deux démarches: celui qui est à l’extérieur de cette culture veut en brosser les éléments principaux; et celui qui est à l’intérieur éet qui la vit.Or, si vous voulez , je pourrais entamer la démarche de celui qui està l’extérieur et essayer de vous en parler…
Luigi Elongui: Ce distinguo étant nécessaire, je vous écoute… La culture antillsaie a été pendant longtemps présentée comme un espace de rencontre entre une réalité africaine et une influence occidentale. Pour cela, on a dit: “lieu de rencontre de civilisations”, et on a éprouvé des difficultés à considérer la culture antillaise comme un tout. À une époque, les gens disaient “ce trait là est un trait africain, cet autre vient de l’héritage européen“… Mais au cours du temps, et, bien sûr,,tout en assumant les mélanges qui en font le soubassement, la culture antillaise peut finalement se définir d’une façon autonome: on peut par conséquent la présenter comme une sorte de globalité, et non plus comme une série de petits éléments collés les uns aux autres et auxquels il faut donner une origine distincte. Malgré les syncrétismes et les métissages, il faut aussi considérer la culture antillaise comme un ensemble. Que l’o banisse cette idée de “patchwork”, car les Antillais chez eux ne se vivent pas comme une mosaïque de petits atomes.
Cette identité créole fait irruption au grand jour et rayonne hors du “Sixième Continent”? Ce qui veut aussi dire que l’esprit de dépendance qui a parfois marqué l’homme et la femme caraïbéen(ne)s est en voie de disparition.
Pendant une très longue période, et à cause de l’esclavage, l’Antillais n’a pas été capable d’assumer son origine noire, qui était considérée comme honteuse, inférieure, quelque chose que l’on devait occulter. Heureusement, ce phénomène a cessé: même les Antillais les plus réactionnaires savent que la source africaine de leur culture est tellement fondue dans l’ensemble qu’on ne peut pas la dissocier pour l’exorciser.
Au contraire, ils semblent aujourd’hui fiers de la revendiquer. Disons que la conscience de la différence s’impose comme un dépassement de l’assimilation à l’autre. Même les Antillais qui ne connaissent pas bien l’Afrique – et qu’ils soient politisés ou pas – ont intégré le fait que leur culture n’est pas une culture occidentale. Ils sont bien fiers d’ère différents.
Vous dites cela de l’extérieur ? Bien entendu. Si je me place de l’intérieur de cette diversité, je ne pourrais pas aider à la définir. C’est difficile.
De toute manière, l’aboutissement de cette nouvelle prise de conscience – “nouvelle ” au sens large, parce qu’elle date désormais d’une dizaine d’années- a été une véritable renaissance culturelle ? Je dirais plus simplement que l’Antillais est arrivé à se dire : “Nous sommes ce que nous sommes”. Comme si l’on avait trouvé l’identité “par dépt”: après avoir rêvé de l’assimilation.Il se sont rendus compte que cela n’était pas envisageable.La France n’assimile pas, elle propose l’assimilation. Mais les conditions de cette assimilation sont telles qu’on n’y parvient pas. Il faudrait tellement oublier qu’on est à l’intérieur de soi-même, effacer la couleur de la peau, cette couleur qui demeure là comme une “signifiante”.
Est-ce que l’identité par “dépit” est la seule manière pour se sentir divers et être fier de l’être ? En effet, il n’y a pas que ceux qui ont rejeté l’identité par dépit. Un grand nombre a peis conscie qte qu’nce que cette civilisation est autre et qu’elle se manifeste dans touts sa richesse. Ils veulent que le monde entier sache que, de Cuba à la Trinidad, il y a une culture spécifique de la région antillaise où l’on a fabriqué des modèles de vie, de pensée, de chanter, de prier. Et que ces modèles sont aussi intéressants et élaborés que les autres. Le complexe antillais de ne pas avoir de culture est dépassé.
Est-ce que cette attitude pourrait les mener à la revendication de l’indépen- dance politique ? En tout cas, cela peut être la base de cette revendication politique.
Est-ce qu’il s’agit d’un comportement qui s’exprime d’une manière uniforme ? Il adhèee plutôt à tous les clivages de la société caraïbéenne. Parmi les couches bourgeoises, par exemple, tout cela peut se manifester sous forme de nationalisme culturel.
En plus de cela, il y a souvent une contradiction qui se produit entre l’indépendantisme ” politique et le mouvement culturel qui en est à la base: le premier se sentant obligé d’adopter les mêmes méthodes du colonisateur duquel il veut se libérer. Il prend ainsi le risque de tomber dans une sorte de piège du”miroir” et de renier juste l’élément de force de son entreprise, à savoir la spécificité culturelle. C’est cela. Le militant politique doit avoir pris conscience de la différence culturelle: il doit se battre pour affirmer sa culture et à en défendre cette différence. Je ne crois pas que l’on puisse arriver à la décolonisation à travers des réflexions d’ordre économique ou politique: la prise en compte du fait culturel est, en ce sens, décisive.
Il s’agit donc probablement d’une démarche qui se déroule par étapes successives ? C’est vrai.Dans un premier temps, la reconnaissance de la différence culturelle amène à un combat politique.Ensuite,il y a le danger que le politique veuille diriger la culture. Il y a là comme un étrange réflexe de la part de l’homme politique qui se sent investi du rôle de dirigeant du peuple et qui craint la différence culturelle. En fait, il a peur que trop de différence puisse conduire à l’anarchie : il a tout de suite envie de mettre les choses en ordre, de créer une espèce de barrière à l’intérieur de laquelle le peuple et sa culture vont se développer comme il le souhaite. Je dirais entre parenthèse, et pour parler des doctrines politiques, que l’idée maoïste de s’épanouir sans freins-même si Mao n’est plus à la mode – est déjà meilleure que cette attitude. Le problème est là: la culture est un phénomène qui fait peur !. Dans le mot culture, il y a le mot liberté, et on ne peut pas créer culturellement si l’on n’est pas libre, et, quand cette liberté est saisie, elle fait peur à la Politique qui doit la supprimer pour obtenir l’expression culturelle qui lui convient.
Ce que vous êtes en train de développer là, est une forme de critique de la Politique et, peut-être, de certaines formes étatiques importées. Cela pourrait concerner l’Afrique où il y avait des sociétés sans État…
Oui, en Afrique, les civilisations traditionnelles avaient des modèles de société où il n’y avait pas d’État, l’unité de base étant constituée par la famille. On élargit la famille au village, le village à l’ensemble du groupe social et, dans ce système, il n’y a pas d’État ni de pouvoir central. Mais l’Afrique d’aujourd’hui a subi la longue nuit de la colonisation avec tous ces modèles de gouvernement imposés, avec des frontières artificielles qui coupent en deux les mêmes ethnies. Le résultat est que l’Afrique contemporaine a été obligée d’adopter des formes sociales avec État.
Par rapport à ce genre de problème, on ne peut pas dire que le soleil des Indépendances ait vraiment brillé ? Tout le monde sait que les Indépendances africaines n’ont pas été bâties sur des réflexions , faites par des Africains sur l’état de leurs propres sociétés, pour arriver à d’autres systèmes plus en syntonie avec l’histoire ou les valeurs du continent. L’Indépendance africaine a été réalisée comme une sorte d’accord avec la puissance coloniale : celle-là a dû trouver les pays colonisés plus difficiles gouverner que dans un état d’indépendance formelle. Enfin,c’était plus commode pour les nations européennes de faire face à des pays soumis mais à l’apparence autonome, et tout ça pour des raisons économiques, financières et autres.
Je suppose que les effets de ce processus n’ont pas du tout été bénéfiques pour l’évolution des sociétés africaines… Pendant un moment, qui s’est beaucoup prolongé, il n’a pas été question de repenser le système politique. Je pense que les pays sortis du colonialisme ont voulu simplement démontrer aux Européens qu’ils étaient en mesure de fonctionner comme eux, sur les mêmes critères et avec les mêmes règles. À l’heure actuelle, par exemple, ils veulent prouver qu’ils sont capables d’accéder à la Démocratie, car on leur a dit que la Démocratie est la forme idéale de la Politique. Ils durcissent même ce système hérité du pouvoir colonial pour le rendre encore plus centralisateur et plus “dirigiste” qu’en Occident. Au bout de cette dynamique pernicieuse il y a de la part des élites au pouvoir en Afrique, un refus des différences, qu’ils soient ethniques ou culturelles. Dans les années 1980, j’ai entendu des amis africains dire qu’il y a plus de liberté sous le régime colonial que dans cette situation de néo-colonisation. Pour les autorités en place, la peur est encore plus grande de voir les gens prendre goût à la liberté une fois débarrassés des colons, les gens peuvent nourrir l’exigence de se débarrasser des nouveaux maîtres.
Est-qu’il n’y a pas des signes d’un réveil autour de cet aspect de l’avenir de l’Afrique ? Je ne sais pas si l’on est arrivé à un point concret, mais une dynmaique nouvelle est en train de se développer. J’ai connu des groupes, notamment au Sénégal et au Cameroun, qui ont entamé un débat sur les formes des pouvoirs africains. Ils pensent souvent que la première réforme à faire est la redéfinition des frontières: il faudrait tracer de nouveau les confins des pays africains, et le faire en fonction des entités culturelles et des mouvements migratoires qui ont affecté l’histoire du continent.Cela semble une utopie et les dirigeants ont la terreur des bouleversements que cela pourrait entraîner :ils ont tojours voulu éviter à tout prix la remise en question des frontières, et en même temps leurs pouvoirs sont devenus plus autoritaires et destructeurs de l’identité des peuples. Mai c’est vrai qu’avant la colonisation les sociétés étaient “multiples” en Afrique.
De là à prôner le retour aux traditions, il n’y a qu’un pas … Que je ne franchirais pas car, à ce sujet, il y a eu dans le temps une énorme mystification à cause de laquelle je suis très inquiète de ce discours sur “la valorisation des traditions africaines”. Et je m’explique. Tout s’est compliqué à partir du moment où ce discours s’est tranformé en un discours de parade, en un mot-clef dans la bouche des dictateurs, comme au Zaïre par exemple: c’est une espèce de poudre aux yeux pour faire croire au peuple qu’il y a un retour aux valeurs ancestrales, mais en réalité on essaye de mieux l’exploiter.On dit à l’individu de changer le nom français en un nom africain et on lui fait oublier que les structures en place détruisent la créativité de la collectivité.
Il faut également réfléchir sur la notion de tradition… Les traditions africaines ne sont pas figées, mais elles évoluent sans cesse.Ainsi, la proposition d’un retour pur et simple aux traditions, sans autre approfondissement, découle d’une attitude quelque peu intellectuelle. Enfin, qu’est-ce que la tradition ? La tradition est ce qu’on vit dans le temps présent.C’est le présent.
Vous pensez que la route d’une émancipation substantielle du monde blanc soit un processus si long et si difficile ? Je ne saurais pas être si pessimiste. Je crois qu’il faut accepter que le monde antillais et le monde africain soient confrontés à une société différente, dont l’identité et les conditions sont diverses. Mais le vrai problème demeure dans le constat que nous ne maîtrisons pas les changements qui, au contraire, viennent en grande partie de l’extérieur.Le danger sera alors de construire un environnement social et d’avoir l’impression qu’il n’y a rien de nous-mêmes.
Est-ce que dans l’émergence de l’identité antillaise la langue est un enjeu d’envergure ? Oui, mais il faut préciser une chose: ce n’est pas nécessaire de faire une grammaire en créole pour assurer la survie de notre langue. Elle survivra quand même. À Paris, je rencontre souvent dans le métro des femmes antillaises nées en France: elles s’expriment tout de même en créole, bien qu’il ne s’agit pas exactement du créole que ma grand-mère parle.Mais l’essentiel est qu’elles parlent une langue symbolisant leur différence, et qui est leur propre langue maternelle, avec toutes les variations par rapport au passé qui la rendent plus transparente au Français. Cela revient au discours que l’on faisait sur la tradition qui, encore une fois, est le mode de vie d’une société dans le temps présent et le mode de vie dans lequel elle se retrouve collectivement. Moi même, je n’ai pas des désirs passéistes, mais je déplore le déséquilibre crée par les médias : nous sommes tellement envahis par ce qui vient de l’autre que nous avons parfois l’impression que nous n’avons plus rien à dire, que nous répétons comme des perroquets ce que nous disent les autres.Là se situe le vrai danger.
À partir de cette reprise du créole, il y a un formidable épanouissement sur le plan des Lettres , avec des romanciers si talentueux qu’ils sont maintenant appréciés sur le plan international. Il y a une relation entre les deux phénomènes, mais il faut envisager ce contexte d’une manière globale: à côté de la littérature antillaise en langue française et anglais, il y a une littérature antillaise et créole, une littérature de contes, de proverbes et de devinettes, dont l’éclosion remonte à l’époque de l’esclavage. il y a aussi des formes littéraires liées à la musique, je pense aux textes de nos chansons et à tout un parler venant des pratiques religieuses ou culinaires. C’est une littérature orale en langue créole, qu’on ne connaît pas trop et qui a toujours eu dans l’univers caraïbéen une importance plus grande que la littérature écrite, qui est le patrimoine d’une minorité.
Il y a bien eu une dialectique entre les deux au fil de l’histoire récente ? À la Guadeloupe, pendant les années soixante, il y a eu une révolution des mentalités. Les gens se sont dits: “Cette littérature est orale et souterraine, pourquoi ne pas la faire émerger pour qu’elle soit présente dans toutes les manifestations de la vie et de la culture“. Depuis, dans les églises, on a commencé à chanter et à prier en créole, dans les rassemblements politiques et on a pris l’habitude de s’adresser au peuple en créole. Donc, à partir des années soixante, le terme “littérature” – avec le L majuscule – s’applique aussi à la littérature créole. Dans les années quatre-vingt, on est allé encore plus loin: on s’est dit que la seule vraie littérature de chez nous est en créole et que l’autre – en anglais et en français – est une littérature de dominés car elle véhicule les signes de la domination. Le combat est là. Maintenant, le problème n’est pas de substituer une langue dominante par une autre, mais que chacun soit libre dans son choix: celui qui a envie d’écrire en créole, qu’il puisse le faire, que les enfants qui ont envie de réciter des poèmes en créole, quils puissent le faire !
Ce qui veut dire que les deux langue doivent au moins être placées sur un pied d’égalité… Les créateurs doivent avoir la liberté de choix.Écrire en créole s’ils le veulent, ou écrire en français. Pour cela, il faut éviter de s’embourber dans de fausses querelles: si l’on écrit en créole, on peut aussi le faire en français et vice-versa. À mon avis, lorsqu’on est Antillais, on peut et et on doit s’exprimer en créole aussi bien qu’en français. On ne peut pas affirmer que ceux qui écrivent en créole sont de bons antillais et les autres des mauvais ! Moi, je suis convaincue d’être une excellente antillaise, et pourtant j’ai tellement vécu à l’extérieur du pays que mon Créole est devenu trop mauvais pour que j’ai la tentation d’écrire dans ma langue maternelle. Malgré cela, je n’ai pas de complexes.
@Propos recueillis par Luigi Elongui.
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