D’une rive à l’autre, histoires méditerranéennes 

Il a été écrit que si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la face du monde aurait été changée. Et si Hussein, le Dey d’Alger n’avait eu la malencontreuse idée de donner au consul de France un coup de son chasse-mouches en plumes de paon, la face de l’Afrique du Nord eût été sans doute fort différente.

« à ce coup, le Chrétien frémissant de colère

Etait prêt à saisir son glaive consulaire

Mais diplomate habile, il calme son transport

Fait un présent au Dey, le remercie, et sort »

Chansonniers marseillais, « la Bacriade », été 1827.

L’occasion est belle. Hussein-Dey vient de servir aux Français sur un plateau le motif de la querelle. Le consul est rentré à Paris, mais trois ans plus tard, les Français reviennent. Dans la nuit du 13 au 14 juin 1830 les armées de Charles X prennent pied en Afrique du nord sur la plage de Sidi Ferruch, près d’Alger. L’incursion française sur cette terre durera 132 ans.

Zoom arrière.

1492 : Une année faste entre toutes pour l’Espagne. Christophe Colomb vient de débarquer sur le sol du Nouveau Monde, ouvrant par cette découverte de fabuleuses perspectives à l’Espagne. Ce sera aussi l’année de la prise de Grenade. Isabelle et Ferdinand, les Rois Catholiques, mettent un terme à sept siècles d’occupation maure en chassant du sol espagnol les derniers Almohades repliés en Andalousie. Ce sera la fin d’Al Andalus. Les vaincus se voient proposer le marché suivant : rester, à condition d’abjurer l’islam, ou quitter le pays. Les expulsés traversent la Méditerranée et se répandent un peu partout sur le Maghreb mais surtout dans la région la plus proche des côtes espagnoles : la région d’Oran, et notamment à Marsa el Kebir (le Grand Port, en arabe), à 80 milles seulement d’Almeria.

Carte postale issue de la colletion de François Beltra

Ruinés, frustrés d’avoir été chassés d’un pays ou ils ont contribué à la naissance d’une civilisation brillante, ces « rapatriés » maures reviennent sur le sol de leurs origines. A leur grand dépit, ils retrouvent une société médiévale et archaïque qui n’a guère changé depuis le départ de leurs ancêtres sept siècles auparavant. Ils s’attendent à être bien reçus par leurs frères en religion. Après tout, n’ont-ils pas tout quitté, leur pays, leurs possessions en Espagne pour ne pas abjurer leur foi ? Leur espoir est déçu : les Arabes du Maghreb, agacés par la morgue et les airs supérieurs de leurs frères espagnols, ne les supportent pas. Ils les refoulent hors des campagnes et les rejettent sur le littoral.

Animés par un désir de vengeance, les Maures andalous arment des bateaux pour la « Course » en Méditerranée, ainsi que l’on appelle la piraterie, activité fort lucrative et répandue en cette fin de XV è siècle. Habiles constructeurs de bateaux, fins navigateurs, rusés et intelligents, ils mettent à profit leur connaissance du monde espagnol, pour se livrer à cette forme maritime de la guerre sainte contre l’Occident chrétien. A bord de leurs felouques et chebecs, ils croisent dans les eaux ennemies, attaquent les bateaux de commerce, font main basse sur les cargaisons et vendent les équipages et les passagers en esclavage sur les marchés de Tunis, d’Oran ou d’Alger. Ils se risquent à des incursions de plus en plus audacieuses sur les côtes espagnoles, pillent, brûlent ce qu’ils ne peuvent emporter, et emmènent des captifs. Ces actes de piraterie menacent non seulement les intérêts des Espagnols, mais aussi ceux de petits Etats méditerranéens, notamment italiens, les Doges de Venise, les Royaumes de Gênes et de Pise, de Sicile, qui entretiennent des relations commerciales étroites avec le royaume de Tlemcen, et Sophie Colliexéprouvent de grandes difficultés à s’approcher de la côte d’Afrique.

Carte postale issue de la colletion de François Beltra

Au début, les Rois Catholiques ne bronchent pas, occupés qu’ils sont à tirer profit de leur nouvel empire sud-américain. Mais après quelques années, lassés d’être la cible des corsaires barbaresques, ils décident de mettre un terme à la piraterie en Méditerranée occidentale en occupant des places stratégiques de la côte nord africaine. Sous l’influence du terrible ministre des rois très catholiques Ferdinand et Isabelle, le moine soldat Ximenez de Cisneros, les Espagnols passent à l’action. Le 11 septembre 1505, une impressionnante Armada, commandée par l’alcalde don Diego de Cordoba, et composée de cent trente quatre navires et d’un corps d’armée de plus de dix mille hommes se présente face à la citadelle de La Marsa, où se sont réfugiés les Maures. Les coups de canon retentissent pour la première fois dans le cirque de montagnes de Mers el Kébir. Nous savons que ce ne sera pas la dernière.

Les Maures sont écrasés en quelques jours. Les Espagnols se rendent maîtres de Marzalquivir et de l’enclave oranaise qui resteront leur possession pendant deux cent quatre-vingt sept ans, La longue occupation espagnole reste cantonnée à quelques places fortes sur le littoral. En effet, ils ne réussiront pas à sortir de leurs forteresses perpétuellement attaquées, ni à pénétrer à l’intérieur des terres.

En 1792 les Espagnols abandonnent Mers el-Kébir et l’enclave oranaise aux mains des Turcs et rentrent chez eux. Ce n’est pas bien loin, chez eux, juste un bras de mer à traverser pour rejoindre l’Andalousie si proche qu’on en distingue les massifs à l’œil nu par temps clair. Certains, toutefois, refusent de partir. A leur entrée dans Oran en 1830, les Français découvriront avec surprise des descendants de ces exilés espagnols ayant préféré subir la domination ottomane plutôt que de quitter les lieux.

Carte postale issue de la colletion de François Beltra : arrivée de migrants espagnols dans la forteresse de Mers el-Kébir, illustration parue dans le Monde Illustré, le 31 janvier 1874. 

Dès l’arrivée des militaires français, trente huit ans à peine après leur récent exil, les Espagnols remontent dans leurs bateaux et reviennent en masse en Afrique du Nord. Avec, certes, une certaine amertume au fond du cœur, car s’ils reviennent dans une région qui leur est chère, et familière, le Maghreb est passé en d’autres mains et ils n’y sont plus chez eux. 

Les Méditerranéens se connaissent et se fréquentent depuis si longtemps… Les peuples des péninsules espagnole, italienne, grecque, les Phéniciens, les Arabes, les Maltais, les Turcs font de fréquentes incursions les uns chez les autres, depuis la nuit des temps, poussés par la nécessité ou l’intérêt, quelquefois animés par un désir de croisade ou de djihad. Charles Martel n’a-t il pas arrêté l’expansion berbère à Poitiers ? La langue maltaise n’est elle pas étrangement similaire à l’arabe ? N’est-il pas troublant de voir l’histoire se répéter ? En 1492, Isabelle et Ferdinand d’Espagne chassent les Infidèles de leur territoire après sept siècles de cohabitation. A leur tour, en 1962, et dans des conditions étrangement similaires, leurs descendants rejetteront à la mer les descendants des Espagnols, Italiens, Français et Maltais installés chez eux. Ce exode résonne encore douloureusement en France. Le temps de l’oubli, viendra, au fil des générations. L’exode d’un million de rapatriés d’Algérie figurera dans les livres comme une migration de plus d’un peuple de la Méditerranée.

La Méditerranée, théâtre à ciel ouvert, témoin de tant de drames, de nos jours encore, et toujours ...

Enfant de ce peuple jeté sur les chemins de l’exil il y a soixante ans, j’éprouve l’impérieuse nécessité d’ancrer le drame d’un million de personnes dans l’histoire millénaire des peuples de Méditerranée, afin de tenter de lui donner un sens, et d’apaiser mon âme malmenée par les manipulations et l’opportunisme politiques.

Lorsque je regarde ces émigrants, parqués dans la forteresse de Mers el-Kébir, en attente de passer la visite médicale et d’être immatriculés par l’administration coloniale française qui va vite les mettre au boulot, car ils n’ont pas débarqué là pour rigoler (et parmi lesquels se trouve vraisemblablement mon ancêtre andalou), il me semble que les migrants ont toujours, et partout, la même allure… 

Couverture du roman  L’Enfant de Mers el Kébir de Sophie Colliex paru en 2015  aux éditions Encre fraîche

Ce texte est une rêverie personnelle, inspirée de mes lectures préparatoires à l’écriture de mon roman L’Enfant de Mers el Kébir (me contacter pour le découvrir). 

Une chronique historique de Sophie Colliex 

 

Sources 

MERS EL-KEBIR, « un haut lieu prédestiné »
Janvier FERRARA (dernier maire français de Mers el-Kébir) Editions Images
Philippe Semont, 1989

LE GRAND PORT (Mers el-Kébir), un passé bi millénaire Robert TINTHOIN,
Editions Heintz Frères, 1956

ORAN, la mémoire Kouider METAIR Editions Paris Méditerranée, 2004

ORAN et MERS EL-KEBIR, vestiges du passé espagnol. Louis ABADIE
Editions Jacques Gandini, 2002

ESPAGNOLS EN ALGERIE, mémoire d’une émigration,
Juan Ramon ROCA, traduction Maria Luisa ROCA et Ariane REYES
Con Ministerio de Asuntos Exteriores y de Cooperacion
IES LUIS GARCIA BERLANGA, Seminario Amando Beltran Permanente Alicante, Espagne, juin 2009

MERS EL-KEBIR
Capitaine de vaisseau Albert VULLIEZ 
de l’Académie de Marine Editions France Empire, 1975

 

Photo de couverture, collection privée : arrivée de migrants espagnols dans la forteresse de Mers el-Kébir, illustration parue dans le Monde Illustré, le 31 janvier 1874. 

 

Les cartes postales sont issues de la collection de François Beltra sur www.merselkebir.org 

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