Diouana, Aïcha, Ngilina ou «toi va mourir»

 Le suicide des femmes dans les littératures du Sud

Le geste ultime qu’est le suicide a souvent alimenté la littérature du Sud de ces trente ou quarante dernières années d’après indépendances. Si dans la vie réelle les analyses du fait sont toujours sujettes à étonnement, à interrogation et établissent difficilement les liens entre le suicide et ses causes tant l’instinct de survie coûte que coûte semble difficile à étouffer, il en va autrement en littérature.
Non que l’ambiguïté soit absente à cause des circonstances de l’acte ou que la perplexité et l’incompréhension ne règne point tout autour, mais il est réinscrit dans les textes le plus souvent de manière symbolique comme le recours unique des personnages démunis ou brisés, enfermés dans un cercle qui ne laisse place à aucun espoir, toute au moins en ce qui concerne le suicide des personnages féminins.Qu’il désigne l’incapacité à affronter une nouvelle réalité, à intérioriser des règles de vie sociale qui déclassent les valeurs d’intégrité, d’honnêteté et de justice, qu’il soit le résultat de la disparition d’une solidarité millénaire condamnant l’être à la solitude, qu’il permette de sombrer dans la folie ou qu’il soit signe de révolte contre la mystification, la spoliation ou l’enfermement, le suicide demeure le seul mode d’expression de celles qui sont en proie à la marginalisation ou à l’oppression. Et ainsi, la mort réussi parfois à briser le cercle, à devenir Parole et peut être renaissance. Puisqu’au commencement était le verbe…

En 1962, les éditions Présence Africaine publiaient sous le titre «- Voltaïque  un recueil de nouvelles de Sembène Ousmane. Parmi elles, l’inoubliable  “La Noire de… Ici, c’est le sentiment d’avoir été flouée par ses patrons qui amène Diouana, «la bonne » sénégalaise « ramenée » dans leurs bagages par des fonctionnaires français de retour au pays, à en finir avec la vie en se tranchant la gorge dans la baignoire.Comme continue à le faire bien des hommes et des femmes du sud, elle avait cru au mirage de la vie sous d’autres cieux . Mais « la Belle France », Diouana n’a pas le temps de la voir, ni même d’y penser : « Vendue, vendue…achetée…achetée », se répétait-elle. On m’a acheté. Je fais toute le travail ici pour 3000 francs. On m’a attirée, ficelée et je suis rivée là comme une esclave… » Diouana se rend compte qu’elle n’est « qu’un objet utilitaire » et « qu’on l’exhibait comme un trophée. »
Lorsque lui vient la conscience de sa déshumanisation et de l’impossible retour dans sa Casamance natale, lorsqu’elle réalise que la couleur de sa peau souligne la différence, l’exposant impunément à toutes les brimades, que le piège s’est refermé sur elle, elle comprend que la seule échappatoire reste la mort. Une mort qui n’affectera guère cependant le cours des choses à Antibes, lieu du drame. Diouana, minée par les souvenirs et les regrets, persécutée sans cesse, sera dépossédée de sa mort qui ne revêtira un sens que pour les siens.

Même destin de bonne à tout faire que celui d’Aïcha dans « Moha le fou, Moha le sage », roman de Tahar Benjelloun (Seuil 1978), sauf qu’Aïcha ne pouvait ni consentir ni refuser. Elle n’avait que douze ans. »Vendue ou louée au mois. Qu’importe ! »
Aïcha condamnée au silence.Muette. Incapable de communiquer ses besoins ou ses terreurs. Et qui s’en souciait ? A-t-elle vraiment voulu mourir? Ce qui est sûr, c’est qu’Aïcha n’existait pas. « Le froid, la faim, l’oubli dont elle était l’objet, la fatigue, la peur, qu’est ce qu’au juste qui a tué Aïcha ?  Comme une petite fleur qui tombe de fatigue, un oiseau qui étend ses ailes et donne sa tête au vent ». Acte volontaire ou indifférence à la vie, pour celui qui s’en va, l’heure n’est point aux analyses psychologiques.

Autre recueil de nouvelles, celui du Mozambicain Sueliman Cassamo,paru aux éditions Chandeigne de l’Unesco en 1994, après traduction du portugais. Ngilina est l’héroïne d’un texte qui dessine en raccourci le sort commun de la majorité des femmes du Mozambique. Elles sont mariées, souvent très jeunes (Ngilina a seize ans), souvent contre leur gré et la plupart du temps à un inconnu, contre de l’argent ou des biens en nature (terres, bétail…) le mari de Ngilina est un gaiça (immigré du Transvaal, travailleur des mines d’or du Rand) de retour d’Afrique du Sud avec une fortune suffisante pour prendre femme et payer au père le lobolo (dot-achat).De fait Ngilina devient véritablement esclave au service de cet homme mais aussi de sa mère, vieille femme impitoyable.

En quelques lignes d’une rare densité Suleiman Cassamo réussit à communiquer au lecteur toute l’amertume de Ngilina ravalée sans ménagement au rang d’objet marchand et d’objet sexuel et subissant toutes les violences.Dans ce pays fortement éprouvé par le climat et par onze ans de guerre de libération de la colonie puis de dix sept ans de remous intérieurs alimentés par les anciens colons et de guerre civile (parti Renamo contre parti Frelimo), l’argent est rare. Retourner chez ses parents équivaut pour Ngilina à rembourser le lobolo que le père a déjà dépensé. Et c’est l’impasse. La solution ne peut être que la mort.

L’écriture épouse les brisures de cette jeune vie et rend la douceur de l’oubli dans la mort: » C’est ça la vie ? Toujours, toujours des insultes, travailler toute la sainte journée comme un âne sous le bât, bourrée de coups en plus, comme un boeuf tirant la charrue. Plaie à la joue, bouche enflée, nez écorché, dents d’cassées , c’est vraiment ça la vie ? Non, ce n’est pas ça la vie. Vaut mieux mourir, mourir, mourir ! Mourir, c’est si bon. Tout s’arrête, tout. Oui, mourir, ça vaut la peine … ». Mais avant d’investir le récit, la cassure était dans le titre de la nouvelle : Ngilina, toi va mourir.

Une analyse de Fadila Mezani*

*L’auteure, décédée en septembre 2004, était docteur d’Etat, spécialiste des litteratures du sud et proviseur d”un grand lycée algérois.

Commentaires

There is 1 comment for this article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Revenir au TOP