Delacroix : Retour sur « Femmes d’Alger dans leur appartement »

                Le « son coupé » des modèles  de Delacroix 

« Femmes d’Alger dans leur appartement » est une des oeuvres majeures d’Eugène Delacroix. Aujourd’hui, elle trône dans l’ombre d’une des salles du Louvre après avoir été  sublimée par des monstres sacrés  de la peinture mondiale tels que Picasso, Renoir ou Cézanne. Mais ce chef d’oeuvre à aussi dérangé  et dérange encore  beaucoup d’autres. Près de deux siècles plus tard. Ce qui est reproché  au tableau des femmes alanguies, c’est la présence absente des modèles. Ce que regarde le spectateur ne le regarde pas.

                  Le séjour au Maroc, un tournant pour Delacroix

Le 18 juin 1830, l’armée française débarque à Sidi Fredj  sur la côte ouest de la capitale. Le 5 juillet  de la même année, elle s’empare d’Alger. C’est le début de la colonisation. Sentant son pouvoir vaciller, Charles X s’était saisi d’un prétexte du soufflet d’éventail  donné par le Dey Hussein  au consul français pour occuper l’Algérie. Mais cela n’avait pas suffi pour le maintenir au pouvoir.  Succédant à Charles X,  Louis Philippe se montra prudent quant à la  conquête. Il veut s’assurer le soutien du Maroc dans la colonisation de l’Algérie.

Charles –Edgar Comte de Mornay, gentilhomme du roi est alors désigné médiateur auprès du Sultan Moulay Abder-Rahman. Eugène Delacroix est du voyage. Il est ébloui  par le Maroc, s’enthousiasme pour ” la  précieuse et rare influence du soleil qui donne à toute chose une vie pénétrante ». Il a raison. Son  séjour au Maghreb est  un tournant dans sa pratique artistique.  Et la moisson sera féconde : aquarelles,  croquis, esquisses. En tous, une centaine d’œuvres.  C’est  pourtant à Alger, que se produisit le « miracle ». 

 Le 25 Juin 1832, Delacroix débarque à Alger. Au  Maroc, il avait  peint essentiellement  les hommes. À Alger, il pénètre  enfin dans  l’univers des femmes, grâce à l’ingénieur français du port, amateur d’art, qui a dans ses services un ancien patron de barque de course d’avant 1830. Ce dernier consent, après moult négociations à laissé Delacroix pénétrer dans sa maison. Pour l’anecdote, l’artiste se serait écrié une fois à l’intérieur du « harem :  «  C’est beau ! C’est comme au temps d’Homère ! La femme dans le gynécée s’occupant de ses enfants, filant la laine ou brodant de merveilleux tissus. C’est la femme comme je comprends”.

                                                                  Les larmes de Renoir, l’admiration de Cézanne 

Mais Là n’est pas  l’essentiel.  L’essentiel est  ailleurs : dans le tableau Femmes d’Alger dans leur appartement  que  peint Delacroix à l’issue   de cette visite. Il  représente trois femmes alanguies. Deux sont assises devant un narguilé et la troisième demi-allongée sur un cousin. A l’extrémité droite, une servante noire,  pivotant  sur elle-même sort du tableau. Acquis par  Louis Philippe au salon de 1834, ce tableau sensuel et mélancolique actuellement au Louvre,  est un chef- d’œuvre salué comme tel par les pairs de Delacroix. 

 Selon le critique Elie Faure, quand  Renoir évoquait ce tableau, il laissait couler  de grosses larmes sur ses joues.  Voici ce que dit  Cézanne  à propos de  Femmes d’Alger dans leur appartement: «  Nous y sommes tous dans ce Delacroix. Quand je vous  parle des couleurs pour les couleurs, tenez, c’est cela que je veux dire… Ces roses pâles, ces cousins bourrus, cette babouche, toute cette limpidité, je ne sais pas moi, vous entre dans l’œil, et on en est tout de suite ivre. On ne sait comment, mais on se  sent  plus léger. Ces nuances allègent et purifient. Si j’avais commis une mauvaise action, il me semble que je viendrais là-devant pour me remettre d’aplomb… Et c’est bourré. Les tons entrent les uns dans les autres, comme des soies. Tout est cousu, travaillé d’ensemble. Et c’est pour ça que ça tourne”.  Mais la critique la plus généreuse de ce tableau est sans doute celle de Picasso.

                                                                Quand Picasso entre en scène

Nous sommes en 1954, Picasso vient de faire la connaissance de Jacqueline, sa dernière compagne. Il vient surtout de perdre un ami, qui était en même temps son redoutable rival, avec lequel, il a plus d’une fois évoqué Femmes d’Alger dans leur appartement. 

1954, c’est aussi l’année de la guerre d’Algérie. C’est ici que son dialogue d’outre-tombe avec  Matisse et son clin d’œil à Delacroix prend tout son sens. Car Picasso peint, à l’instar de Guernica, une œuvre engagée bien que sensuelle. Il sort les femmes d’Alger de Delacroix du Harem, les lance  (comme d’ailleurs dans La bataille d’Alger de Gillo Pontercovo) à l’assaut du monde avec des armes redoutables : l’érotisme.

Pour cela, il installe Jacqueline devenue une reine (exhibant ses seins comme des obus) en lieu et place de la femme adossée sur les coussins chez Delacroix. De sorte que, bien qu’excentrée à gauche, elle devient de  par son importance,   le centre du tableau, et la femme qui était au centre s’installe à l’entrée du harem, pointe ses seins vers le spectateur, tout en devenant    la porte de l’appartement.

Ce qui traduit une prise du pouvoir. Pendant ce temps, la troisième femme  couchée sur le dos, jambes croisées, les mains derrière la nuque, quasiment en extase, savoure la  liberté retrouvée. Parallèlement, la servante noire dévêtue exhibe sa somptueuse croupe. Cette variation de Delacroix, que  nous propose le peintre andalou inspire à son tour la romancière algérienne Assia  Djebar.

                                                                      La variation Djebar 

Son intervention a lieu  au moment où elle médite  la relation texte /image en réalisant un film documentaire La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Mais l’accueil est tiède. Surtout de la part de la critique masculine. C’est dans ce contexte, qu’elle entreprend un  dialogue fécond avec Delacroix.

Delacroix, écrit-elle, estime les femmes d’Alger belles ; son ami Baudelaire les trouve malheureuses, mais ni l’un ni l’autre ne se soucient, selon Djebar,  à donner à voir leur part invisible. Ce sera sa tâche à elle dans  un recueil éponyme.  Dès l’entame, Assia Djebar prévient. Elle ne parle  pas pour ces femmes ni sur elles ;  elle est à côté d’elles. Elle veut simplement les restituer dans la longue histoire algérienne en la mettant en perspective. Et dans sa postface roborative : « Regard interdit, son coupé », elle signifie la violence symbolique de Delacroix, qui transgresse deux interdits majeurs : celui du regard étranger au harem et celui de l’image.

Cette violence   l’est d’autant qu’elle se réalise «  son coupé ». C’est à- dire, sans la participation ni le consentement des « modèles ». Leur présence est en réalité une absence. Car comme le dit si bien le critique Vauday, ce que regarde le spectateur ici  ne les regarde pas . C’est là toute la différence entre Delacroix et Manet, qui  dans Olympia met en scène un sujet, qui tutoie le bourgeois hypocrite. 

@*Boniface Mongo- Mboussa

  *  Essayiste, spécialiste de littérature africaine

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